Les gadgets nous rendent-ils idiots?

Cette article a été écrit par André Vltchek
Traduit par Jean-Jacques pour vineyardsaker.fr

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Les ordinateurs comme armes

Je me sens provoqué et par moments stupide. Je suis toujours à la traîne.

Et c’est comme ça que les multinationales me veulent. C’est ce qu’elles veulent que je ressente : je suis un parfait ringard, un échec.

Les ordinateurs évoluent : smart-phones, caméras et enregistreurs changent leurs systèmes d’exploitation. Ils sont étudiés pour  quelques jours, ou années et… à la poubelle !

Apple, BB, Canon et autres fabricants s’assurent que tout change à la vitesse de la lumière, de la taille des batteries, à la forme des connecteurs.

Votre carte Sim est-elle maintenant d’une nano-dimension ? Ou pleine dimension, ou quelque part entre les deux ?

Et comment téléchargez-vous vos vidéos de vos caméras ? Oh, mais vous avez besoin d’un nouveau logiciel, peut-être d’une nouvelle connectique ?

A chaque fois que j’achète un nouveau téléphone portable, une nouvelle caméra ou un nouvel ordinateur, je dois passer plusieurs semaines ou mois à essayer de comprendre des manuels utilisateurs compliqués. Et, maintenant, beaucoup de manuels ne sont même pas imprimés, il faut les étudier en ligne. Et alors, une fois que j’ai enfin maîtrisé quelques bases, il est temps d’acquérir la nouvelle génération d’équipements, jeter l’ancienne, obsolète, à la casse, sans la maîtriser vraiment.

Les gadgets de la nouvelle ère sont conçus pour ne durer que 2-3 ans : les anciennes applications ne peuvent plus être exécutées, ni, téléchargées et rien n’est plus compatible. Tout le système exige une révision périodique, mais même les révisions ont une limite dans le temps, à un moment elles cessent d’être autorisées. Ainsi, à la fin, il faut acheter de nouveaux équipements, et cela se produit de plus en plus fréquemment.

On sait tous que c’est comme ça que fonctionne le marché, que c’est comme ça que l’entrepreneuriat impitoyable,  auto-satisfait, nous nique. Nous râlons tous contre lui, mais il semble qu’on ne peut rien y faire. Nous sommes simplement devenus esclaves de ces entreprises capitalistes, vicieuses, avides et tordues. Nous savons qu’elles ne s’intéressent qu’à leurs profits et pas du tout au progrès de la société et de l’humanité. Elles accaparent clairement et de façon déterminée  le temps et les ressources des gens créatifs.

Nous nous sentons souvent sans défenses ni protections.

Plus nous dépensons du temps et de l’argent à jouer leur jeu, satisfaisant leur gloutonnerie en achetant tant et plus, apprenant continuellement  de nouveaux concepts inutiles sur les systèmes d’exploitation ou les menus électroniques, moins il nous reste de temps et de ressources pour penser et travailler à l’amélioration de la vie sur la planète.

Evidemment, il s’agit là probablement de la part essentielle de leur grand dessein.

La conclusion logique pour les gens qui pensent, s’ils avaient plus de temps pour lire, étudier, se concentrer et analyser le monde qui les entoure, devrait être : Débarrassons-nous du capitalisme, des multinationales, et de l’idéologie des marchés.

Pour cette raison, ils doivent être maintenus occupés et embrouillés avec des manuels indigestes, forcés d’abandonner leurs vieux matériels, pour acheter toujours et encore des choses nouvelles, et rester en permanence occupés par les apparences et non par la substance.

***

Beaucoup de lecteurs qui suivent mon travail depuis d’innombrables zones et régions en conflit où l’impérialisme occidental a détruit les dernières lueurs de liberté et de résistance, s’imaginent probablement, en  général, que je simplifie les choses, et que j’invente, dans la même veine que plusieurs de mes héros des temps anciens, tels que Wilfred Burchett ou Ryszard Kapuscinski. Sinon, comment puis-je travailler en autant de lieux différents, en si peu de temps ?

Oui et non.

Oui, j’essaie d’être mobile, de créer différemment, résistant pour ne pas devenir moi-même un bureaucrate. Plutôt que de me reposer sur des équipements, je fais de mon mieux pour instiller de la poésie là où il ne semble rester que des cendres, des larmes et la dévastation. Je vais dans beaucoup d’endroits extrêmes, situés presque aux limites, afin de mettre au jour quelques uns des crimes les plus épouvantables commis par l’Empire.

Pour pouvoir me rendre sur certains de ces lieux damnés, je dois voyager léger.

Mais la plupart du temps, je porte encore ces gros sacs remplis d’appareils photo, d’enregistreurs, de smartphones, de chargeurs et autres connectiques.

Et le plus j’en emporte avec moi, plus mes pensées deviennent vraiment floues. Cela ralentit, divertit des vraies questions.

La conclusion honnête est : plus j’ai de gadgets avec moi, plus le résultat de mon travail est mauvais.

Alors, pourquoi ne puis-je pas m’alléger encore plus ?

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En fait, pour écrire mes fictions ou ma poésie, tout ce dont j’ai besoin ce sont mes bloc-notes et un bon stylo, ou un petit ordinateur.

Essentiellement j’ai seulement besoin de mes bloc-notes et d’un stylo, plus un Leica, pour écrire des essais vivants et détaillés dans les zones de guerre, ce qu’on appelle reportage de guerre ou journalisme d’investigation.

Et pour faire des documentaires, une caméra avec un microphone décent serait assez pour moi car je ne suis pas un puriste.

Un bon cahier Moleskin coûte jusqu’à $20 US. Un bloc-note japonais décent Campus $2 US. Un stylo Montblanc peut durer toute une vie. Et un appareil photo Leica peut survivre pendant des décennies.

A la base, c’est tout ce dont j’ai besoin, plus un MacPro, un enregistreur audio portable… et un robuste smartphone.

Un MacPro peut durer plusieurs années s’il y est autorisé, et pareil pour le téléphone. Les enregistreurs, spécialement les analogiques, avec des bandes, peuvent durer des décennies.

Mais, bizarrement et sournoisement, nous sommes encouragés, presque forcés, à jeter de bons vieux équipements, simples et parfaits pour ce qu’on leur demande.

D’excellentes machines professionnelles sont remplacées par des gadgets idiots, compliqués, semblables à des jouets, mieux adaptés au loisir qu’à un travail sérieux.

Les enthousiastes de la vieille école, qui essayaient d’inventer des produits novateurs pour améliorer le monde, ne dirigent plus les équipes de conception dans les entreprises. Autrefois, même dans le système capitaliste, des entreprises solides étaient fières de pouvoir inventer de magnifiques équipements qui duraient des décennies. Beaucoup de ces produits étaient supposés rendre la vie et le travail bien plus faciles.

Maintenant, les mêmes entreprises s’assurent que leurs produits sont trop compliqués à utiliser, qu’ils se cassent vite, et qu’ils sont bourrés d’électronique qui va finalement empêcher toute mise à jour et toute compatibilité avec d’autres équipements.

Même si quelqu’un est déjà accro, il est tout de même supposé désirer un stupide téléphone neuf, dont il devra être fier, car il ou elle possède le dernier modèle de tablette, ou le modèle de voiture à la mode, ou une paire de ces oreillettes rigolotes avec une réponse hertzienne tout a fait inadaptée, mais avec des couleurs flashantes et une parfaite campagne de pub.

Voici la vérité : les vieux enregistreurs professionnels portables de sudio, à bandes, avaient un son bien meilleur, plus chaud, que leurs cousins digitaux tape-à-l’œil d’aujourd’hui. Avec ces vieilles machines, une fois achetées, sorties de leurs boîtes, et munies de batteries, tout était prêt au travail et pour de grandes performances, en seulement dix minutes.

Presque rien n’a progressé réellement, dernièrement, dans le domaine de l’optique ou du son. Voyez les chaînes Hi-Fi de vos parents, celles qui sont maintenant quelque part à la cave. Il y a 50 ans, la plupart des composants stéréo produisaient un son bien meilleur que ce qu’on trouve maintenant en vitrine et à la mode. Il y a quelques décennies, tous les appareils fonctionnaient au moins dans la gamme des 20 à 20.000 Hz, ce qui est le strict minimum pour une vraie chaîne Hi-Fi, les meilleures entre 15 et 25.000 Hz. Et maintenant ?  S’il vous plaît vérifiez vos tablettes ou vos téléphones. Généralement il n’y a aucune spécification, car ce que vous pourriez découvrir serait très embarrassant !

Regardez en arrière, les appareils photo F4 et F5 [Nikon] : ces structures de métal, toutes les commandes simples et visibles.

Mais les appareils, produisant des sons merdiques, qu’ils vous vendent maintenant, nécessitent un cerveau scientifique génial pour les faire fonctionner.

Presque tout cet équipement nouveau me gonfle. Il y a des centaines d’options inutiles. Je suis un écrivain, un philosophe, un réalisateur de films, et pourtant je n’y comprends presque rien. Je navigue dans les menus, appuyant sur des boutons minuscules, jusqu’au point où j’oublie complètement ce que je voulais exactement filmer ou enregistrer. Tout mon enthousiasme et mon inspiration sont passés par dessus bord.

C’est aussi scrupuleusement humiliant. J’achète des équipements pour filmer, ou prendre le son, pour communiquer, dans mon combat contre le fascisme occidental.

Mais je suis instantanément métamorphosé en un geek pathétique.

A la différence de Gramsci ou de Camus, je lis des modes d’emploi.

Au lieu de chercher, je perds du temps à me demander COMMENT je peux lire, télécharger, sauvegarder ou convertir.

Et, croyez-moi, il y a toujours quelque chose à convertir ! Il y a toujours de nouvelles applications et programmes à télécharger et à comprendre.

Au passage, toutes mes données personnelles sont aspirées. Afin de m’autoriser à faire quelque chose que les géniaux appareils analogiques m’avaient habitué à faire rapidement, simplement et discrètement, je suis obligé maintenant de m’enregistrer, de fournir mon adresse postale, mon numéro de téléphone, mon numéro de carte bancaire, mon adresse email et un paquet de mots de passe.

***

Les gadgets se détraquent tout le temps, très certainement parce qu’ils ont été conçus pour ça.

Les cartes mémoires et leurs extensions tombent constamment en panne, et cela nous incite à sauvegarder nos fichiers importants, deux fois, trois fois, sans arrêt, et à envoyer nos images précieuses dans quelquecloud.

Les mémoires internes, même dans les caméra vidéo professionnelles, rendent l’âme fréquemment, et nous devons jeter notre belle caméra HDV professionnelle, comme on nous avait dit que nous devions jeter nos enregistreurs à bande.

Nos smartphones, nos ordinateurs coûteux  se détériorent et tombent en panne aussi, comme s’ils étaient programmés pour ça, avec une précision d’horloge.

Rien ne dure plus de cinq ans, et la durée de vie s’amenuise.

***

Dans certaines parties du monde, particulièrement dans les pays d’Asie du sud-est, mais aussi de plus en plus en Inde, les gadgets ont complètement submergé la société.

Ils sont devenus le but de la vie, se substituant à la culture et à l’art, influençant et banalisant profondément le langage, et la façon de communiquer des gens.

La créativité s’est complètement effondrée.

Vous êtes assis dans le Sky Train [Train aérien urbain rapide, NdT], à Bangkok, qui est un mode de transport public extrêmement onéreux, un type de transport à capitaux privés, et vous constatez que personne ne lit quoi que ce soit d’écrit sur du papier. Le wagon entier est scotché sur l’écran de ses smartphones. Des publicités, répulsives et bon marché, mais bruyantes, se déversent à partir des hauts=parleurs des écrans publicitaires du wagon. La propagande du marché est tellement assourdissante que, même si quelqu’un voulait lire, il ne pourrait pas se concentrer. Sky Train et smartphone font partie du mode de vie. Ce n’est ni bien ni mal, mais c’est comme ça doit être. Le marché a décidé qu’il fallait vivre ainsi.

Là-bas, comprendre les gadgets est essentiel pour qui veut appartenir intégralement à cette part de la société qui compte.

Qui régente la Thaïlande après le putsch militaire est, pour beaucoup, moins important que de pouvoir envoyer des jolies frimousses d’une tablette à l’autre. Ou bien signaler que la pièce est envoyée de mon iPhone.Et c’est ça qui importe réellement, non ?

L’Asie du sud-est devient totalement infantile. Quel bonheur pour les multinationales, les militaires et les Occidentaux de formater et ensuite de contrôler de telles sociétés.

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Que peut-on faire pour résister à cette tendance toxique à convertir les gens en esclaves de la technologie ?

Mettre, définitivement, la substance avant l’apparence, et se rappeler la véritable finalité de ces gadgets.

Le téléphone devrait nous aider à communiquer les uns avec les autres, à échanger des informations pertinentes, à écouter nos voix.

Les caméras, spécialement les professionnelles, sont faites pour capter des images importantes, pour documenter la vie, aider à combattre les injustices, donner l’alerte, améliorer l’existence.

Les ordinateurs devraient être employés à communiquer, étudier et créer.

Il est clair que notre régime, notre Empire et par conséquent nos multinationales essaient de nous transformer tous en êtres décervelés. Ils veulent que nous perdions le plus de temps possible. Ils nous demandent d’étudier et de consommer le néant, de passer des mois à lire des modes d’emploi sur la façon d’utiliser des gadgets dégénérés, qui devraient, en théorie, n’avoir que quelques simples boutons.

Nous ne sommes pas supposés réfléchir à notre destin, à la vie. Notre vie doit se résumer aux apparences, à un labyrinthe, à un piège.

La technologie n’est plus là pour nous aider à étudier et à créer. Elle est faite pour nous interdire de penser. Elle s’assure que nous soyons toujours occupés. Au lieu de communiquer et penser sur le fond, nous nous attachons constamment à la forme, comment communiquer.

C’était simple : vous étiez saisi par une bonne idée. Vous attrapiez le récepteur, composiez le numéro. J’ai pensé que… !, annonciez-vous à un individu attentif à l’autre bout du fil.

Maintenant, au moins dans de nombreuses parties du globe, vous ouvrez une application, comme Tango, Line, ou WhatsApp, et, avec vos gros doigts, vous commencez à frapper sur l’écran de votre smartphone, tapant et ratant, confus. Quelqu’un peut-il vraiment communiquer des pensées importantes en même temps qu’il tape sur son smartphone ? Et pire, les choses importantes survivront-elles à ce mode de communication ?

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Les crimes des fondamentalistes du marché sont trop apparents et, de ce fait, les dirigeants des multinationales mafieuses sont réellement pétrifiés à l’idée qu’un jour,  de plus en plus de gens se réveilleront et s’écrieront, comme dans le vieux conte de fée: Mais… l’Empereur est nu !

Ainsi ils veulent nous abrutir, aussi vite et aussi irréversiblement que possible.

Après de nombreuses années de réflexion, je suis arrivé à la conclusion que certaines parties du monde, particulièrement le sud-est asiatique, étaient utilisés comme cobayes pour l’expérimentation humaine. Après quelques horribles coups d’État et bains de sang, les gens ont été totalement endoctrinés par le fondamentalisme du marché. Le fétichisme des gadgets a été injecté avec une puissance formidable, au moment où des centaines de millions de gens étaient contaminés par la plus vile forme de culture pop. Penser et créer était découragé et discrédité.

Ça a marché. Et maintenant ce système s’ implante au cœur même de l’Empire, les US et l’Europe.

La culture est ruinée, la propagande a remplacé la vérité, même en des lieux tels que Paris, Londres et New-York.

Je reviendrai bientôt sur ce sujet. J’écris en ce moment un long essai sur le thème de la destruction culturelle de l’Asie du sud-est, et sur les expériences conduites sur les peuples de la région.

Culture pop et consumérisme effréné, propagande de droite et publicité, tout ça vient du même tonneau, et se trouve responsable de la création de ce brave new world [Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, NdT] dans le sud-est asiatique, ainsi que de beaucoup d’autres brave new worlds sur la planète.

Le modèle devrait être étudié en profondeur, car il s’agit d’un modèle toxique et effrayant. Et si nous ne le combattons pas, ce sera bientôt le futur de l’humanité.

Je le répète : les gadgets me rendent idiot ! Ils détruisent ma créativité et m’éloignent des questions essentielles. Je résiste, mais c’est dur.

Il n’y a rien de mal avec les ordinateurs, les téléphones et les caméras. Mais avec la façon dont le capitalisme en use, ils sont convertis en armes psychologiques de destruction, armes qui ralentissent nos processus de réflexion, nous divertissent des vraies questions, trop occupés que nous sommes à essayer de comprendre la multitude de chiffres et de commandes inutiles dans des menus embrouillés.

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